X
LA RÉCOMPENSE

Sans changer d’amures ni modifier sa route ne fût-ce que d’un degré, l’Argonaute passa derrière le deux-ponts français à la dérive. La coque tremblait violemment à chaque départ. Les chefs de pièce étaient si concentrés que les coups des pièces qui tiraient deux par deux se confondaient en une seule explosion.

Bolitho vacilla et manqua même glisser sur le pont au passage d’une lame. Ses narines se dilataient à l’odeur âcre de la fumée, ses oreilles bourdonnaient du tonnerre de la canonnade. La caronade avait ouvert le feu, mais, à presque une encablure, c’était plus pour le principe que pour le résultat.

Keen s’épongea le visage. Les pièces de la dernière division venaient de reculer dans leurs palans, les servants se précipitaient pour écouvillonner avant de recharger. Le français avait été sévèrement touché et les blessures fumantes qui parsemaient son tableau étaient là pour montrer à quel point les coups avaient fait mouche. Quelques pièces avaient fait feu en retour, un boulet s’était écrasé dans les œuvres vives de l’Argonaute comme un poing clouté de fer.

Des hommes se hélaient, couraient pour rattraper le temps perdu, pour être les premiers à mettre en batterie et à répliquer.

Keen examinait avec la plus grande attention le français qui envoyait sa voile de misaine puis son grand hunier. Il gouvernait à présent, mais se retrouvait travers à la mer et au vent tout en essayant de contenir son assaillant.

Il cria :

— Parés ! Sur la lame, monsieur Paget !

Il jeta un coup d’œil à Bolitho, une fraction de seconde. Il était comme il l’avait toujours connu : très droit, faisant face à l’ennemi qu’il ne voyait pourtant pas.

— Bordée tout à la fois !

Ce serait peut-être leur unique occasion. Il se tourna brièvement vers la corvette espagnole, loin derrière eux à présent, simple spectateur, aussi étonné qu’impuissant.

La coque essuyait davantage de coups, et un homme se mit à hurler de douleur.

Keen brandit son sabre ; le soleil qui chauffait lui remplissait les yeux de larmes.

— Envoyez !

Au son des sifflets, les mâts de hune de l’Argonaute s’inclinèrent et une nouvelle bordée partit avec une telle violence qu’on eût dit qu’il avait heurté un récif.

De la fumée, des débris de bourre carbonisée volaient de partout, mais Keen eut tout de même le temps de voir la bordée franchir l’espace étroit, la crête des vagues brisée par la force et la masse du métal.

Il vit le bâtiment ennemi trembler, puis partir de travers lorsque cet instrument de massacre lui tomba dessus. Du bois et des morceaux de gréement jaillissaient dans toutes les directions, la coque disparut derrière les fragments qui retombaient et les gerbes d’embruns.

— Les lumières ! Écouvillonnez ! Chargez !

La voix de Paget dominait le vacarme, le vent, le grincement des palans, comme une sonnerie de clairon.

Allday profita d’un instant de calme pour s’écrier :

— On les a touchés, amiral ! Ses voiles sont toutes trouées !

Il était tout excité, presque fou, comme sont les hommes au combat.

Bolitho se cramponnait à la lisse, de peur de perdre son équilibre encore une fois. Il avait l’impression d’avoir entendu la bordée faire but, même à cette distance.

Il ordonna laconiquement :

— Rapprochez-vous encore, commandant Keen !

Le lieutenant de vaisseau Stayt baissa sa lunette pour le regarder.

Il avait surpris le rapide coup d’œil de l’intéressé, qui avait enregistré le changement de ton, soudain si réglementaire.

— Venez sur tribord, monsieur Fallowfield…

Keen n’alla pas plus loin : plusieurs boulets venaient de s’écraser sur la coque, quelques hamacs furent éjectés de leurs filets à l’avant dans un énorme désordre, comme des cadavres qui auraient bondi. Il cria :

— Ils tirent des boulets à chaîne ! – et se tournant vers le maître pilote : Rapprochez-vous autant que vous pouvez !

Quelques hommes coururent aux bras tandis que, sur le pont supérieur, les autres s’activaient autour des dix-huit-livres avec leurs anspects, leurs leviers et leurs palans, modifiaient le pointage pour garder l’ennemi dans leurs sabords.

— Feu !

Une nouvelle bordée partit dans un grondement de tonnerre ; entendant un homme hurler, Bolitho crut qu’il s’agissait d’une âme démente précipitée en enfer.

— Son artimon tombe ! s’exclama Allday. Il essaie de virer, d’éviter l’Ecrabouilleur à son arrière !

Bolitho s’empara d’une lunette et la plaqua contre son œil droit. Il en avait couru des vertes et des pas mûres sur le compte de Nelson à Copenhague, mais elles n’amusaient plus guère Bolitho. Il aperçut la silhouette vague du français qui grossissait au fur et à mesure que l’Argonaute se rapprochait, pointant droit sur son arrière.

L’autre commandant n’avait pas encore réussi à reprendre totalement le contrôle que la seconde bordée frappait son bâtiment en le dévastant sur toute sa longueur. Au lieu de continuer à virer, il commença à tomber sous le vent, tandis que, çà et là, le long de sa muraille ravagée, quelques pièces tiraient encore. Sur le passavant, de courts éclairs signalaient la présence cachée de tireurs d’élite.

— Gouvernez comme ça !

Keen s’accroupit pour examiner la situation à travers le voile de fumée et le fouillis des manœuvres. Le vent avait forci ; il fallait reprendre l’avantage du vent, sans quoi adieu le bénéfice d’avoir fondu sur la proie. Il aperçut la citerne qui chavirait, précipitant à la mer hommes et tonneaux. La coque était tellement trouée qu’elle ne flottait plus que par miracle. De l’autre bord, celui qui n’était pas engagé, un canot de rade, un yawl, avait coupé ses amarres et essayait de se libérer du gros vaisseau pour ne pas connaître le sort de l’allège.

Keen ne lanterna pas.

— Monsieur Fallowfield, virez de bord et venez tribord amures !

Le français était toujours vent de travers et avait du mal à prendre de l’erre avec le fouillis d’espars et de gréement qu’il traînait derrière lui. La citerne réduite à l’état d’épave coulait rapidement, mais il vit qu’elle était encore amarrée par l’avant au deux-ponts. Ou bien ils n’avaient pas eu le temps de tout larguer, ou bien ceux qui en avaient reçu l’ordre avaient été fauchés par la dernière bordée. Mais Keen avait participé à trop de combats pour ne pas savoir avec quelle rapidité le sort peut basculer. Le désastre qui l’avait frappé par surprise n’avait pas fait perdre la tête au commandant français : il avait donné l’ordre à ses canonniers de charger avec des boulets à chaîne. Une bordée bien pointée pouvait toucher un espar vital – la victoire ou la défaite se décidaient sur ce genre de différence ténue.

On hurla des ordres, et les hommes se jetèrent une fois encore sur les bras. Bolitho sentit passer le vent d’un projectile, entendit un grand craquement et en eut le souffle brutalement coupé. La balle de mousquet arracha un fusilier aux filets, lui emportant la moitié du crâne. Ses camarades quittèrent leurs postes, on les appelait aux bras d’artimon. Le vaisseau virait à toute allure et se retrouva bientôt du bord opposé.

Keen s’approcha de Bolitho.

— Ils vous voient, amiral ! Prenez ma vareuse ! cria-t-il en s’efforçant de couvrir le tumulte que faisaient les canons et les cris.

— Mais je veux qu’ils me voient ! riposta Bolitho, qui refusa en s’accrochant à un hauban.

Les coups pleuvaient toujours autour de lui, les balles allaient se ficher dans les hamacs de l’autre bord ou frappaient le plancher de pont. Bolitho sentait la colère monter en lui, chassant le peu de prudence et de raison qu’il avait pu lui rester. Keen était à des lieues de le comprendre. Quant à lui, il avait peur de lâcher sa prise et de se déplacer ainsi que l’eût fait un homme valide. Avec ses épaulettes dorées il offrait une cible de choix, mais il aimait encore mieux cela que de perdre une nouvelle fois l’équilibre au milieu de tous ces hommes qui se battaient autour de lui pour leurs vies.

Boum… boum… boum, le français se remettait à leur retourner le tir.

Bolitho leva sa lunette, puis l’appliqua fermement contre son œil. Il était difficile de la garder droite en la tenant d’une seule main. Il aperçut le français, devenu soudain énorme et impressionnant, avec sa masse qui dominait les bossoirs tribord de l’Argonaute. Depuis que le brutal changement d’amures de Keen avait encore réduit la distance, le commandant français n’avait plus aucune chance de rompre, de virer pour reprendre le combat, ni même de fuir.

L’étrave de l’ennemi s’élevait toujours davantage, comme isolée du reste du bâtiment par le grand trou qu’avait causé la chute de l’artimon dans la structure.

Keen lui cria :

— Nous allons passer à une longueur de chaloupe, amiral !

Une vigie attendit une pause dans la fusillade pour crier :

— Bâtiments à bâbord, commandant !

— Un officier en haut ! ordonna Keen.

Il plongea, se mit à tousser quand un boulet arriva à travers les filets en faisant voler des débris de hamacs. S’il n’y avait pas eu ce changement de route, cet endroit aurait été rempli de fusiliers.

Un mousse, à peine mieux qu’un enfant, qui courait ou presque pour apporter une charge à un neuf-livres sur la dunette fut frappé au moment où il atteignait la pièce. Les servants horrifiés se firent asperger de sang, le boulet l’avait coupé très proprement en deux, si bien que ses jambes continuaient à courir alors que son torse était déjà tombé sur le pont.

— En route nordet-quart-est, commandant !

Keen fit un grand signe en direction du gaillard d’avant, mais l’armement de la caronade n’avait probablement pas besoin d’encouragements cette fois. Les pièces avaient des servants en surnombre, les canonniers des pièces bâbord qui n’étaient pas engagées.

Les balles de plus en plus nombreuses passaient en miaulant au-dessus d’eux et plusieurs voiles commencèrent à faseyer, constellées de trous. Des débris de gréement encombraient les filets et les passavants.

Le capitaine Bouteiller hurla :

— Occupez-vous de ces fichus tireurs, Orde !

On entendit la puissante détonation d’un pierrier, et Bolitho revit en pensée Okes faisant feu sur la chaloupe française. Il sentit le pont trembler sous ses pieds et comprit qu’un boulet avait manqué l’atteindre. Il ne broncha pas. Il avait besoin de « le » voir, de savoir qui avait fait ça.

Une voix réussit à se faire entendre dans le tohu-bohu :

— Ce sont des Espagnols, commandant !

Bolitho entendit Keen qui donnait des ordres. Des Espagnols. Des bâtiments basés dans les parages et qui venaient chasser l’intrus de leurs eaux.

— Feu !

Le vaisseau trembla violemment quand la caronade fit feu sur l’arrière de l’ennemi, presque à bout portant.

Le boulet frappa de plein fouet, tout le tableau sculpté tomba d’un seul bloc dans la coque lorsque l’énorme bombe explosa à l’intérieur du bâtiment. Sa charge de mitraille fit des ravages chez les servants de pièces entassés là et transforma l’entrepont confiné en une scène de carnage.

Comme l’Argonaute continuait de tourner sans le moindre remords autour de la poupe démolie, une autre bordée meurtrière avait fait son œuvre. La batterie basse avait eu le temps de charger à la double, comme si les officiers avaient compris que là résidait leur seule et dernière chance avant que le vent qui fraîchissait poussât l’Argonaute à les longer, sinon à les heurter.

Keen observait le spectacle, tétanisé par ce qu’il voyait. La hune de l’ennemi tomba, la volée d’une pièce explosa dans l’entrepont dans une boule de feu. Des marins terrifiés avaient sans doute négligé d’écouvillonner avant d’enfourner une nouvelle charge, ou encore un canon usé qui avait fait périr ses servants.

— Les Espagnols seront sur nous d’ici une heure, amiral, même avec ce vent ! cria Keen. Dois-je rompre le combat ?

Des coups redoublés partaient de la batterie basse de l’Argonaute, les longs trente-deux-livres causaient des ravages à l’ennemi, qui semblait à présent désemparé, soit que son gouvernail fût hors d’état ou qu’il n’y eût plus de timonier valide.

Keen, qui ne recevait pas de réponse, courut vers lui, tremblant de le trouver atteint par un tireur d’élite.

Mais il observait l’autre bâtiment, la tête tournée comme si cela améliorait sa vision.

Keen revint à la charge :

— Il ne va plus pouvoir se battre très longtemps, amiral !

— S’est-il rendu ?

Keen le regardait, il reconnaissait à peine sa voix, ce ton sec, impitoyable.

— Non, amiral.

Bolitho ferma les yeux, un boulet venait de passer dans les enfléchures, et un homme se mit à hurler comme une femme à l’agonie.

— Il doit être mis hors d’état de jamais se battre. Continuez le combat – et le prenant par le bras, comme pour le contraindre à se dépêcher : Si nous le laissons comme il est, le prévint-il, il va jeter l’ancre. Je veux que vous le détruisiez. De fond en comble.

Keen hocha la tête, étourdi tant par le grondement et le tonnerre des canons que par les cris d’excitation des fusiliers, qui faisaient feu de leurs longs fusils avant de recharger avec le même soin qu’à la parade et de chercher de nouvelles cibles sur les ponts de l’ennemi.

Au bord de la nausée, il regardait le sang qui s’écoulait par-dessus bord ; on imaginait aisément le spectacle d’horreur dans les entreponts. Paget leva les yeux vers lui : deux billes claires dans ce visage noirci par la fumée.

Keen lui fit un signe de tête et, quelques secondes plus tard, la bordée partit : une bordée calculée, posée. Il ne restait quasiment plus une seule pièce pour leur donner la réplique. Dans sa lunette, Keen vit le mât de misaine qui commençait à plonger dans la fumée.

Il fit un signe à Stayt, qui empoigna un porte-voix et commença à grimper avec agilité dans les enfléchures d’artimon.

— Abandonnez[2] !

Mais pour toute réponse il eut une nouvelle salve de mousquet.

Les voiles gonflées de l’Argonaute prenaient le vent, et Fallowfield commença à l’éloigner de la coque démâtée à la dérive.

Keen jeta un rapide coup d’œil à Bolitho : son expression était toujours la même.

Il leva son sabre, en ayant une pensée pour la jeune fille qu’il avait mise à l’abri dans la cale, très loin sous ses pieds, et pour les cadavres qui gisaient près des pièces. Dieu soit loué, quelqu’un avait jeté un bout de toile sur le corps du mousse coupé en deux par le boulet ennemi.

À vrai dire, ce n’était même plus une bataille. L’ennemi était comme une bête aux abois et attendait le coup de grâce pour mourir.

Le chef de pièce le plus proche gardait les yeux fixés sur lui, le boutefeu déjà tendu.

— Paré à tirer !

Il entendit les ordres passés au sifflet à l’attention de la batterie basse et se prépara lui-même à la bordée. Mais un homme cria :

— Le pavillon blanc, commandant !

Keen se tourna vers Bolitho, espérant, mais à peine, qu’il donnerait l’ordre de suspendre le feu. Bolitho perçut ce regard et se tourna vers lui. Il ne distinguait qu’une vague silhouette, la tenue bleu et blanc de Keen, une chevelure blonde. La fumée et la fatigue lui picotaient les yeux, mais il réussit pourtant à prononcer d’une voix calme :

— Donnez-leur l’ordre d’abandonner leur navire. Puis coulez-le.

— Il y a énormément de fumée, commandant, fit Paget. Je crois qu’il a pu prendre feu.

Bolitho attendit que le pont fût un peu stabilisé avant de se diriger vers la lisse de dunette. Il distinguait de faibles cris à bord de l’autre bâtiment, sentait le souffle chaud du gréement carbonisé qui pouvait d’un instant à l’autre transformer le vaincu en véritable enfer. Il commenta sobrement :

— La guerre n’est pas un jeu, Val, ni une joute d’honneur d’où l’on sort preux ou félon. Souvenez-vous du Suprême, lui dit-il, la voix soudain durcie. Ils n’ont eu aucune pitié pour ce pauvre Hallowes, je n’en aurai aucune pour eux.

Il fit demi-tour et gagna l’autre bord. Ses pieds glissèrent dans le sang, à l’endroit même où le fusilier était tombé quand un boulet était passé à quelques pouces de lui.

— Rectification, commandant, cria Paget, c’est le yawl qui a pris feu !

Keen leva sa lunette et aperçut le petit bâtiment qui s’éloignait du deux-ponts en dérivant. À son grand étonnement, il vit des hommes sauter par-dessus bord sans essayer de combattre les flammes. Un boulet perdu de la dernière bordée tirée par l’Argonaute, sans doute, ou peut-être encore un morceau de toile enflammée tombé des espars brisés et qui avait agi comme une torche…

Bolitho, qui avait dû entendre toutes ces spéculations, les interrompit sèchement :

— Remettez en route, je vous prie ! Ce yawl devait être en train d’embarquer de la poudre à bord du français !

Les sifflets reprirent et des hommes coururent à leurs postes tandis que d’autres gagnaient les vergues au-dessus des voiles trouées, tandis que le bâtiment prenait doucement le cap qui le menait vers un horizon accueillant.

L’explosion retentit comme l’éruption d’un volcan, immobilisant sur place les hommes dans la position où ils se trouvaient, incrédules, totalement déconcertés. Elle secoua violemment l’Argonaute, comme pour en tirer une dernière vengeance.

Le flanc caché du deux-ponts encaissa de plein fouet la force de la déflagration, et c’est au moment précis où la muraille d’eau se mit à retomber qu’il commença à chavirer. L’explosion avait totalement détruit le yawl, il ne restait pas même un morceau de bois pour indiquer sa présence. Il avait dû s’encastrer dans les œuvres vives du deux-ponts comme un étoc.

Keen regardait le spectacle, incapable de dominer l’horreur qui l’envahissait. S’il avait été un peu plus près, l’Argonaute aurait connu le même sort.

Bolitho traversa la dunette et s’arrêta face au petit groupe d’officiers qui se trouvait là.

— Voilà qui va nous épargner bien des ennuis, messieurs.

En se retournant, il aperçut Allday qui lui ouvrait le chemin. La fumée avait aggravé l’état de son œil et il avait du mal à distinguer les visages. Mais eux étaient totalement sous le choc, comme il l’avait voulu.

Tandis qu’il se dirigeait vers l’arrière, plusieurs des marins, noircis par la fumée, se mirent à pousser des vivats. L’un d’eux, plus audacieux que les autres, se permit même de lui mettre la main dans le dos.

Les hommes de Keen, ses hommes ! Il aurait bien aimé que tous ceux qui, à terre, considéraient ces gens-là comme faisant partie du décor eussent pu les voir en cet instant. Ils n’ergotaient pas sur ce qu’il fallait défendre ou ne pas défendre, aucun d’eux n’avait choisi d’être là. Mais ils se battaient comme des lions, pour leurs voisins, pour leur bâtiment. C’était leur monde à eux, et cela leur suffisait.

Il songeait à l’étonnement de Keen lorsqu’il lui avait ordonné de poursuivre le combat. Pendant un court instant, il avait éprouvé un sentiment plus fort que la colère, plus fort que la douleur de cette souffrance qui lui avait été infligée lorsqu’il avait été touché et rendu presque aveugle. De la haine, certainement, une pulsion violente, impitoyable qui lui avait presque fait ordonner une bordée supplémentaire. L’ennemi était déjà vaincu lorsqu’un homme, sans doute devenu à demi fou, avait brandi le pavillon blanc au bout d’une gaffe. Il en était honteux après coup, apeuré presque. La haine. Voilà qui dépassait son entendement, un sentiment qui lui était aussi étranger que la lâcheté : il ne se reconnaissait pas lui-même.

Le pont s’inclinait, le vent gonflait la grand-voile que l’on venait d’établir. L’Argonaute s’éloignait toujours du vaisseau à l’agonie et de la grande tache d’écume où se débattaient quelques survivants. Ceux-là du moins seraient repêchés par l’espagnol.

Keen l’avait regardé en face, avait constaté l’effet produit par ses commentaires particulièrement durs sur ses jeunes officiers et aspirants. Il avait pourtant déjà observé Bolitho dans toutes les situations imaginables, et, quand il aimait quelqu’un, il n’en demandait pas plus. Mais, dans des moments comme celui-là, avec lui, il perdait son latin.

 

Tuson s’essuyait les doigts un par un avec une petite serviette et regardait Bolitho d’un air sévère.

— Continuez comme ça, sir Richard, et je ne réponds plus de votre vue.

Il s’attendait à essuyer une verte réplique, mais fut encore plus blessé de voir Bolitho faire la sourde oreille. Il s’était approché des fenêtres de poupe et restait assis là à contempler l’eau qui miroitait à l’arrière, nonchalante, comme si la vie l’avait quitté.

Le bâtiment vibrait et résonnait de coups de marteau, des palans grinçaient, on montait dans les hauts des cordages neufs pour remplacer ceux qui avaient disparu ou avaient été endommagés au cours de ce violent et bref combat.

L’ambiance était presque guillerette dans tout le bord. C’était leur victoire. Cinq hommes étaient morts, deux étaient grièvement blessés. Tuson lui avait dit que tous les autres n’avaient que des égratignures ou des contusions. La violence même de leur assaut avait limité les pertes dans des proportions que Bolitho avait peine à imaginer. Il avait parfaitement entendu ce que venait de lui dire Tuson : il n’y avait pas lieu de discutailler ni de couper les cheveux en quatre.

Il aperçut à travers la vitre épaisse la silhouette brouillée de l’Icare, dont le hunier paraissait presque blanc au soleil de midi. Le Rapide avait pris poste sur leur avant et, sauf les réparations en cours ou l’immersion des morts, rien ne rappelait plus qu’ils venaient de détruire un vaisseau français de troisième rang. Keen avait pu lire son nom, la Calliope, avant que le terrible Ecrabouilleur eût réduit son tableau en bouillie.

Tuson poursuivit :

— Si vous voulez un conseil, amiral…

Bolitho se tourna vers lui.

— Vous êtes bien bon. Mais quel conseil voulez-vous me donner ? Lorsque j’essaie de marcher, je titube comme un matelot ivre et je distingue à peine un homme d’un autre. Alors, votre conseil…

— Cela n’a pas empêché, amiral, que vous ayez remporté une victoire.

Bolitho lui montra la portière d’un geste vague :

— C’est eux qui l’ont remportée, mon vieux.

— Que diriez-vous d’obtenir un second officier de pavillon ? demanda alors Tuson – que Bolitho fît volte-face ne le retint nullement d’aller au bout de sa pensée : De la sorte, vous pourriez bénéficier d’un meilleur traitement.

— Ce n’est pas moi qui commande en Méditerranée et je ne réclamerai aucune faveur, même auprès de Nelson. Les Français vont sortir, je le sais. Ici je le sens, dit-il en se frappant la poitrine.

— Et la jeune fille ? Que va-t-elle devenir ?

Bolitho se laissa retomber. Le soleil était horriblement chaud et brûlait sa chemise à travers les vitres.

— Je m’arrangerai.

Tuson esquissa ce qui aurait pu ressembler à un sourire :

— Vous ne voulez pas me mêler à cette histoire, c’est bien cela, amiral ?

On toquait à la portière : Keen fit son entrée. Au cours de ces trois journées depuis la bataille, il n’avait pour ainsi dire pas arrêté. Cependant, comme son équipage, cette victoire sans phrase le soulageait de sa tension, balayait ses incertitudes.

Keen évita le regard du chirurgien : il ne voulait pas risquer d’apprendre de mauvaises nouvelles.

— Vous vous sentez bien, amiral ?

— En tout cas, ce n’est pas pire, répondit Bolitho en lui montrant un siège.

Keen l’observait, notant la manière dont il tapait du pied la toile du pont.

— Le Rapide vient de signaler un bâtiment dans le suroît, amiral. Un petit bâtiment, mais il arrive toute la toile dessus.

— Je vois.

Keen essayait de dissimuler son inquiétude. Bolitho paraissait indifférent. L’enthousiasme et l’énergie dont il avait fait preuve lorsqu’ils avaient vaincu semblaient envolés.

— L’aspirant de quart, amiral ! annonça le factionnaire.

Keen soupira, s’approcha de la portière de toile. Il se pencha sur la silhouette ébouriffée et demanda :

— Eh bien, monsieur Hickling, ne me faites pas languir.

Le jeune garçon se tortillait, soucieux de ne pas oublier sa commission, mot pour mot.

— Mr. Paget vous présente ses respects, commandant.

Son regard, par-delà son interlocuteur, allait jusqu’à la seconde chambre, et à Bolitho, dont la silhouette se découpait sur la mer chatoyante. Hickling avait tout juste treize ans, mais il avait vécu tout rengagement dans l’entrepont, avait vu un homme fauché par des éclis. Et pourtant, songea Keen, il était comme avant.

Hickling poursuivit :

— La voile a été reconnue comme étant le brick la Luciole, commandant.

Bolitho bondit sur ses pieds et s’exclama :

— En est-on bien sûr ?

Hickling regardait son amiral avec une certaine curiosité, sans être outre mesure impressionné. Il était sans doute encore trop jeune pour cela.

— Mr. Paget dit que Le Rapide le certifie, sir Richard.

Bolitho lui posa la main sur l’épaule :

— Voilà de bonnes nouvelles.

Hickling regardait fixement cette main, n’osant pas bouger. Bolitho ajouta :

— Votre officier m’a rapporté avec des éloges votre conduite sous le feu. Vous vous êtes bien comporté.

Quand l’aspirant se fut retiré :

— C’était gentil à vous, amiral, commenta sobrement Keen. Peu de gens auraient eu cette attention.

Bolitho retourna à son banc. Keen nota qu’il marchait à pas mesurés, comme s’il tâtait les mouvements du bâtiment, dans la crainte d’un piège.

Bolitho savait bien que Keen l’observait, craignait pour lui. Comment lui faire comprendre ce que je ressens ? Comment lui dire que l’inquiétude me met hors de moi ? Haine, vengeance, dureté, voilà des sentiments qui ne devraient avoir aucune place dans mon existence, et pourtant…

— Si je l’ai eue, cette attention, c’est que je n’ai pas oublié, Val. Lorsque j’avais son âge, et lorsque vous aviez le sien, vous vous rappelez ? On se fait houspiller à coups de pied dans le cul, personne ne vous respecte ni ne vous fait confiance, alors qu’un seul mot pourrait faire tant de différence ? J’espère bien ne jamais l’oublier tant que je respirerai, conclut-il avec un hochement de tête.

Le chirurgien prit sa sacoche.

— Je vous souhaite une bonne journée, messieurs – et, se tournant vers Keen : Je pense, commandant, qu’avec l’arrivée du jeune Mr. Bolitho, nous allons gagner un allié dans cette difficile situation.

— Ah ! l’infect bonhomme ! grogna Bolitho.

Keen referma la porte :

— Ce qu’il dit est assez sensé.

Bolitho tressaillit soudain : Adam ne savait rien. Qu’allait-il en penser ?

Comme s’il lisait en lui, Keen reprit gentiment :

— Votre neveu est fier de vous, tout comme je le suis.

Bolitho ne répondit pas et, lorsque Keen remonta sur le pont, il avait toujours les yeux fixés sur l’horizon.

Keen salua d’un signe de tête ses officiers puis examina l’état du ciel. Temps clair, mais frais, il s’approcha de la lisse et se pencha pour inspecter le pont, la place du marché, comme disait Bolitho. Le maître voilier et ses aides étaient occupés, avec leurs alênes et leurs paumelles, à réparer, à renforcer ce qui en avait besoin. Le bosco et le charpentier discutaient de leurs stocks de bois, l’air était empli d’une lourde odeur de goudron.

Mais Keen songeait aux suites de cette bataille. Il l’avait prise dans ses bras, quel soulagement, ce bonheur incroyable qu’ils se donnaient l’un à l’autre comme un joyau brillant et précieux qui sort du four à la forge !

Elle avait enfoui son visage contre sa poitrine, elle le serrait tant qu’il avait senti la cicatrice qu’elle avait dans le dos à travers sa chemise.

L’ultime et terrible explosion avait touché la cale comme une boule de feu. Ozzard le lui avait raconté. La jeune fille lui avait pris la main, ainsi que celle de Millie, la servante. Elle était plus courageuse qu’eux tous, Ozzard avait insisté là-dessus.

Il aperçut Allday près des embarcations que l’on venait de ressaisir sur les chantiers. Il avait l’air sombre et se mesurait au second maître d’hôtel. Les choses avaient l’air de prendre mauvaise tournure. Tout comme le chirurgien, Keen se prenait à regretter la présence à son bord de Bankart.

— Ohé, du pont ! Voile par bâbord avant !

Keen jeta un coup d’œil à Paget et lui fit un signe de tête. L’arrivée de la Luciole n’aurait pu être mieux minutée. Le jeune Hickling ne savait pas à quel point son message avait été le bienvenu.

Des nouvelles du pays, peut-être une lettre pour l’amiral. Il était encore trop tôt pour espérer un courrier de Londres relatif à Zénoria. Mais il fallait bien que les choses se fissent, état de guerre ou pas. Il songeait à elle, serrée dans ses bras, il se sentait si bien, elle lui manquait tant !

Paget, qui l’observait, se détourna, content.

Le commandant avait l’air heureux. Et, pour un second, cela compte plus que tout.

 

Bolitho se releva pourtant en entendant au-dessus de sa tête des bruits qui lui étaient si familiers et des murmures près de la claire-voie. On avait rappelé les hommes aux bras, le bâtiment amiral s’apprêtait à mettre en panne pour accueillir le commandant du brick.

Il aurait tant aimé être à la coupée lorsque Adam arriverait à bord ! Mais c’était la place de Keen : un commandant se devait d’en accueillir un autre.

La garde se rassemblait, quelques fusiliers allaient rendre à Adam les honneurs auxquels il avait droit.

S’il se tenait à l’écart, ce n’était pas simplement une affaire de protocole, il le savait bien. Il craignait surtout ce que pourrait penser et dire son neveu lorsqu’il le retrouverait.

Allday sortit de la chambre à coucher et lui tendit sa vareuse. Bolitho était si soucieux que, pour une fois, il ne remarqua même pas son humeur bougonne.

Il aurait peut-être une lettre de Belinda, et elle…

Il leva la tête en entendant la voix de Paget qui se répercutait en écho sur le pont.

L’Argonaute mit la barre dessous et, dans le fracas des voiles qui faseyaient, commença à se balancer avant que les quelques voiles qu’il portait encore fussent bordées convenablement.

Bolitho avait eu le temps d’apercevoir brièvement le brick à travers les vitres dégoulinant d’eau : son pavillon faisait une tache de couleur, comme une plaque de métal qui bat au vent.

Il se demandait si l’arrivée de la Luciole avait été remarquée par quelque bateau de pêche invisible et si le but de sa mission était déjà connu d’un espion à Gibraltar ou d’un traître à Londres.

Il entendit une embarcation qui passait tout près, des ordres aboyés : le bosco se dirigeait vers le porte-cadènes. Ce commandement, Adam l’avait mérité plutôt deux fois qu’une.

Allday le regardait, l’air triste. Il ne supportait pas de le voir sans ressort, aussi peu confiant. Il avait tenté de le protéger lorsqu’ils avaient engagé le français, craignant pour sa sécurité alors qu’il se tenait là, incapable ou insoucieux de se mettre à l’abri. Bolitho fit enfin :

— Cela fait du bien de l’avoir avec nous, même si cela ne dure pas, hein, Allday ? Inch va nous rejoindre d’ici un jour ou deux, puis nous partirons tous ensemble à la recherche de Jobert !

Allday décrocha le vieux sabre. Il haïssait Jobert, l’homme qui avait fait de Bolitho ce qu’il était devenu.

Les sifflets, les fusiliers qui faisaient claquer la crosse de leurs mousquets, Bolitho revoyait clairement tout cela, ce cérémonial auquel il avait assisté des centaines de fois, que ce fût en l’honneur d’autres ou pour lui-même.

Une éternité passa avant que Yovell vînt ouvrir la portière de toile. Bolitho s’avança pour l’accueillir en faisant bien attention de toujours se trouver à portée d’une table ou d’un siège qui pourrait lui servir d’appui, désespéré à l’idée de laisser voir quoi que ce fût.

Ce n’était pas un visiteur qu’il y avait, mais deux.

Il prit les mains d’Adam et comprit tout de suite qu’il savait.

— Comment va, mon oncle ?

Adam n’essayait même pas de dissimuler son inquiétude.

— Comme ça – et, changeant de sujet : Vous manquez à vos devoirs, monsieur, le gronda-t-il, qui est notre hôte ?

— Mr. Pullen… de l’Amirauté, répondit Adam, qui semblait mal à son aise.

L’homme avait la poignée de main fort peu sympathique :

— Je me rends à Malte, sir Richard – et, d’un ton qu’on aurait pu croire enjoué : Ma destination finale.

— Eh bien, prenez donc un siège. Allday, allez me chercher Ozzard.

Il savait qu’Adam l’observait, essayait de jauger la mesure de ses souffrances, comme Keen l’avait fait.

— Et qu’est-ce qui vous amène ici, monsieur… euh… Pullen ?

L’homme s’assit. Il était tout de noir vêtu. Il ressemble à un corbeau, songea Bolitho. Il se déplaça un peu, de manière à avoir la lumière dans le dos. Ainsi ils verraient son pansement, mais rien de plus.

— J’ai un certain nombre d’affaires à traiter à Malte, sir Richard. L’amiral Sir Hayward Sheaffe m’a donné des instructions.

Bolitho eut un sourire contraint :

— Des instructions secrètes, non ?

— Exactement, sir Richard – et, comme Ozzard s’approchait de lui avec un plateau : Du vin avec un peu d’eau me suffira, merci, s’excusa-t-il.

— Mon oncle, il faut que je vous parle, commença Adam.

Mis en alerte, Bolitho lui répondit :

— Cela ne peut-il pas attendre ?

Le dénommé Pullen sortit une enveloppe de sa veste et la posa sur la table. Bolitho la regarda ; il se sentait pris au piège, choqué par son sans-gêne.

— Et puis-je vous poser la même question, monsieur Pullen ?

L’homme haussa les épaules.

— J’imagine que vous avez de nombreuses préoccupations, sir Richard. Vous venez de livrer combat, quoique, lorsque je regarde autour de moi, j’aie du mal à y croire.

Bolitho réussit à dominer l’irritation qu’il sentait monter :

— Nous avons détruit un soixante-quatorze français.

Et il n’en dit pas plus.

— Parfait. Sir Hayward sera content, déclara-t-il sans quitter des yeux son verre de vin coupé. Je ne vais pas vous ennuyer, sir Richard, ce n’est après tout qu’un désagrément fâcheux, mais la chose n’en est pas moins nécessaire, je suis chargé de remettre à votre capitaine de pavillon une sommation à comparaître devant une commission d’enquête à Malte, sans délai.

Pas besoin de se demander pourquoi Adam avait tenté de l’alerter. Bolitho demanda calmement :

— Et de quoi s’agit-il ?

Pullen avait l’air fort content de lui.

— Il y a deux raisons ennuyeuses, d’après ce que j’en sais, sir Richard. Il s’est comporté de façon insensée en ne tenant pas compte d’un ordre du gouvernement et en arrachant une femme (il insista sur le mot comme s’il avait quelque chose d’obscène), en enlevant une femme à ceux qui en avaient la garde. Je pense qu’il sera en mesure d’exposer ses raisons, pour peu fondées qu’elles soient, mais je dois souligner…

— Qui a formulé cette accusation ?

Pullen poussa un soupir.

— Elle a fait l’objet d’un rapport écrit, sir Richard. Comme je vous l’ai dit, il n’y a là rien qui puisse vous inquiéter ou vous troubler. Un désagrément, rien de plus.

Bolitho lui répondit d’une voix calme :

— Vous êtes un impertinent, monsieur. On a maltraité cette femme, elle a été fouettée ! Le capitaine de vaisseau Keen a fait son devoir !

— Et moi le mien, sir Richard.

Bolitho répliqua en le regardant droit dans les yeux :

— Ceci est un bâtiment de guerre, monsieur Pullen, pas un bureau calme et tranquille. Et ici, c’est moi qui commande. Je pourrais vous faire arrêter, vous faire fouetter jusqu’à ce que vous soyez à deux doigts d’en mourir et personne ne contesterait mes ordres (il entendait l’autre respirer bruyamment), il se passerait des mois avant que quiconque puisse s’en soucier et je serais curieux de savoir si vous appelleriez cela un désagrément !

Pullen avait du mal à reprendre son souffle.

— Je ne voulais pas vous offenser, sir Richard.

— Bon, admettons ! Mais croyez-vous que je vais laisser sans rien faire un brave officier voir son nom sali à cause de cette… de cette absurdité ?

Pullen se pencha en avant, il reprenait confiance.

— Alors, rien de tout ceci n’est vrai ?

— Je ne suis pas tenu de vous répondre.

Pullen se leva, reposa son verre encore plein sur la table.

— A moi non, sir Richard, mais vous verrez aussi dans vos ordres que vous êtes convoqué en même temps que votre capitaine de pavillon.

Bolitho le fixa :

— Quitter mon poste ? Savez-vous exactement ce que vous êtes en train de dire ? N’avez-vous aucune idée de ce que l’ennemi a l’intention de faire ?

— Ceci ne dépend pas de moi, sir Richard – et, s’inclinant : Si vous le voulez bien, j’aimerais me retirer, proposa-t-il, pour vous laisser le temps d’arrêter votre décision.

Bolitho resta un long moment totalement immobile sous la claire-voie. Cela ressemblait à un mauvais rêve. Comme sa vue qui l’avait abandonné. Il fallait que l’horizon se dégageât bientôt.

Adam lui dit sur un ton amer :

— Il ne vous a rien expliqué du tout, mon oncle. Vous ne m’aviez pas parlé de cette femme… – il hésita. Il faut veiller à ce que cela ne donne pas prise aux commérages.

Bolitho le prit par le bras :

— Elle est à bord, Adam – et, se tournant lentement pour lui faire face : Si ce misérable, déclara-t-il, a transformé cette affaire en quelque chose de vulgaire et d’ignoble, il a causé bien plus de dégâts que ce que j’imaginais. C’est une gentille fille, elle est courageuse ; on l’a accusée à tort, déportée sans motif, et nous le prouverons.

La porte s’ouvrit, et Keen s’approcha lentement, la coiffure à la main au bout de son bras ballant. Il compléta :

— Mais, en attendant, ils vont la remettre aux fers sur un autre transport. Voyez-vous, expliqua-t-il à Adam, je l’aime. Je l’aime plus que ma vie.

Adam les regardait tour à tour : il comprenait soudain la profonde sincérité de Keen, et la compassion dont son oncle faisait preuve. Il leur dit enfin :

— Pullen est un joueur.

Ils le regardèrent à leur tour. Son visage bronzé s’était fait sinistre.

— Je pourrais l’accuser de tricher, le faire récuser…

Bolitho s’approcha et le prit par les épaules.

— Suffit. Nous avons déjà assez d’ennuis comme cela. Laissez votre sabre au fourreau. Dieu vous bénisse, dit-il en le serrant plus fort.

Adam annonça d’une voix misérable :

— J’ai une lettre de Lady Belinda – il la lui tendit. Je crois savoir pourquoi vous n’avez pas lu le pli de Pullen, mon oncle.

Il semblait encore sous le choc, ébahi par ce tout qu’il venait d’apprendre.

— Vous devez absolument partir sur-le-champ ? lui demanda Bolitho.

— Oui.

Adam baissa les yeux et sa mèche rebelle tomba sur son front.

— J’ai appris la nouvelle pour John Hallowes, mon oncle. C’était mon ami.

— Je le sais.

Ils se dirigèrent tous deux vers la portière.

— Je vais devoir abandonner l’escadre au moment où ma présence est la plus nécessaire, Adam, le temps que se règle cette tragique affaire. Je me ferai remplacer par Inch jusqu’à mon retour – et, à l’adresse de Keen : N’ayez crainte, je n’abandonnerai pas la jeune fille.

Adam suivit Keen sur la dunette. Pullen attendait à la coupée. Qui pouvait bien se trouver derrière ces accusations, se demandait-il ? Qu’elles fussent vraies lui semblait de moindre importance.

Il salua la garde, puis se tourna vers Keen :

— Vous pouvez compter sur ma fidélité, commandant – et effleurant son sabre –, sur la sienne aussi, lorsque vous en aurez besoin.

Enfin, derrière Pullen, il embarqua dans le canot.

Keen attendit que les avirons fussent à poste et s’approcha de son second.

— Nous mettrons à la voile dès que la lettre de l’amiral aura été portée à bord de la Luciole.

De toute évidence, Pullen eut bien aimé rester à bord en spectateur jusqu’à ce qu’ils eussent rallié Malte, où il aurait quitté son rôle pour celui de geôlier. Mais il allait devoir les attendre, encore plus déterminé depuis qu’il avait tâté de l’hostilité de Bolitho.

— Je suis désolé de tout cela, commandant, dit Paget, qui cilla sous le regard de Keen mais tint bon. Nous sommes tous désolés, c’est trop injuste.

Keen baissa les yeux.

— Merci. J’ai cru dans le temps que c’était bien assez de faire la guerre. Apparemment, certains estiment que mieux vaut nous battre entre nous.

Un canot alla déposer une lettre écrite à la hâte à bord du brick et, avant le crépuscule, la Luciole avait disparu sous l’horizon.

Keen arpentait la dunette en admirant le coucher du soleil. Tout compte fait, la Luciole ne leur avait apporté que de mauvaises nouvelles.

 

Flamme au vent
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